LE DROIT ET LA DROGUE : VERS QUELLE LÉGALISATION DU CANNABIS AU GRAND-DUCHÉ DE LUXEMBOURG

La Conférence Saint-Yves a organisé un débat sur la légalisation du cannabis au Luxembourg le 19 novembre 2019.
17 mai 2021 par
vanessa Icardi Serrami

UN DÉBAT JURIDIQUE !

Face au sujet majeur de la légalisation d’une drogue, l’inévitable question de comment aborder cette problématique se pose à tout un chacun. Les multiples aspects, que ce soit médicaux, économiques, sociologiques ou juridiques, impliquant une multitude de populations, les pays frontaliers qui verront ce projet se mettre en place, rendent la tâche de délimitation ardue.

Quoi de mieux dès lors qu’un débat. Il existe déjà, dans la presse, dans les foyers, mais aussi entre deux avocats. Maître Hervé HANSEN, avocat depuis 2012 et également membre du Conseil de l’Ordre, a pris la lourde tâche de se montrer, au cours de cette joute, en faveur de la légalisation du cannabis, son confrère Arnaud RANZENBERGER, avocat depuis 2002, jouant ce que beaucoup tentent d’ériger en position impopulaire, celle de maintenir les règles en présence.

Monsieur Francis DELAPORTE, Président de la Cour Administrative et Vice-Président de la Cour Constitutionnelle, rappelle dès son interlocution introductive une évidence, parfois oubliée : le cannabis est du chanvre, une plante utilitaire, une plante cultivée au Grand-Duché. Nos anciens ne connaissaient pas le joint, mais ils connaissaient la chique, des herbes qu’ils cueillaient et qu’ils mâchaient. Culturellement, le chanvre fait donc partie de nos cultures ancestrales.

C’est seulement à partir du XXème siècle qu’un cadre juridique concernant la drogue s’est mis progressivement en place au niveau international (conventions ONU) et au niveau national (la loi du 19 février 1973 sur la vente de substances médicamenteuses et la lutte contre la toxicomanie). Le Président de la Cour Administrative a souligné la contradiction entre les conventions internationales d’un côté et le projet de loi sur la libéralisation du cannabis.

LA PAROLE EST À LA DÉFENSE.

En bon respect d’une loi touchant largement le droit pénal, parole fut donnée à la défense en premier. Maître RANZENBERGER, en faveur du maintien d’une législation sur la drogue, fait alors un brillant rappel de la situation juridique luxembourgeoise. La loi modifiée de 1973 prévoit en effet à ce jour des peines qui sont assez sensibles. La simple consommation, l’achat, le transport et la possession à titre personnel entraînent une amende pouvant aller jusqu’à 2.500€, sans peine d’emprisonnement. S’ensuit une échelle de peine toujours plus grave selon les circonstances aggravantes, alors que la vente, la production, la plantation, l’importation, l’exportation, ainsi que le stockage de toute forme de drogue, dont le cannabis, sera dans tous les cas puni par une peine pouvant aller jusqu’à 5 ans et une amende pouvant aller jusqu’à 1.250.000€. Et si vous faîtes ça à plusieurs, au moins deux personnes, la peine monte à la réclusion de 15 à 20 ans.

Finalement, qu’est-ce qui est légal ? L’usage du cannabis médical industriel est légal, mais il est strictement encadré. Maître RANZENBERGER se joue alors scientifique, et rappelle que le chanvre se compose de deux produits actifs. Le premier, c’est le THC, le Δ-9-tétrahydrocannabinol. Le second, CBD ou cannabidiol n’a quant à lui aucun effet « droguant » comme son cousin.

Ce qui peut étonner, c’est que notre gouvernement fait du neuf avec du vieux. Mme le Député Renée WAGNER, avant le gouvernement de Monsieur BETTEL, avait en effet soumis une proposition de loi sur le même sujet en date du 4 janvier 2001. Cette proposition de loi a évolué jusqu’en octobre 2009, date à laquelle elle a finalement été retirée, mais elle demeure intéressante car elle prévoit notamment la création d’un office national du cannabis, la vente interdite aux mineurs de moins de 16 ans, pour « se caler » avec ce qui se fait jusqu’à présent avec l’alcool, ouverte uniquement aux résidents de plus de 6 mois, avec une conclusion assez intéressante parce qu’elle reprenait exactement les mêmes arguments que ceux que l’on retrouve aujourd’hui dans ce qui est annoncé par le gouvernement, à savoir : « réglementer le cannabis, c’est mettre à la disposition de consommateurs et consommatrices des produits contrôlés, vendus à des prix raisonnables, sur un marché maîtrisé et arraché à des réseaux criminels dont ils assurent la prospérité et la puissance depuis des décennies. ».

Ce qui échappe à la discussion publique, et que beaucoup de gens tentent d’ignorer, est qu’une légalisation telle qu’elle est envisagée aujourd’hui au Luxembourg ne fait pas partie des espaces libres offerts par les conventions internationales dont le Grand-Duché du Luxembourg est signataire.

Maître RANZENBERGER le souligne à suffisance, il n’existe que quatre procédures prévues par ces conventions internationales : le déclassement, l’amendement, la dénonciation ou l’usage de l’article 41 de la convention de Vienne sur les traités pour invoquer un accord multilatéral avec des pays ayant déjà libéralisé l’usage du cannabis comme par exemple le Canada ou l’Uruguay.

Une autre question primordiale est celle de la culture. Si le produit n’est vendu que dans des officines d’Etat, on contrôle l’approvisionnement, avec le tampon « Made in Luxembourg », mais aucun indice ne permet d’affirmer que les réseaux mafieux ne vont pas maintenir leur emprise sur le marché, ou cesser leur activité. Bien au contraire selon l’orateur.

Accessoirement, la question n’est également jamais abordée sous le regard du droit du travail, où une telle législation prépare des jours heureux pour les avocats. Les contrôles au travail, ainsi que les motifs de licenciement qui en naîtront, entraîneront des contentieux inévitables du sujet. Les employés tant de la police, de l’armée, des hôpitaux que des transports publics jouiront également des nouveaux privilèges de la libéralisation. Les contrôles seront alourdis par la durée de vie du THC dans notre organisme. D’autres problématiques nécessitent également d’être clarifiées : définir les personnes concernées (résidents, frontaliers, …), la question du contrôle sur la route, ou encore l’impact sur les réglementations portant sur le blanchiment d’argent.

L’argument primordial du premier orateur reste cependant l’inéluctable lutte contre la criminalité (à inscrire dans le cadre également des règlementations anti-blanchiment). Celui-ci tient à souligner la naïveté de penser que les trafiquants internationaux, qui réalisent des montagnes d’argent avec le trafic de stupéfiants depuis maintenant des dizaines d’années vont s’arrêter. Son analyse, basée sur une longue expérience professionnelle, est que la légalisation engendre forcément la banalisation qui à son tour va engendrer une hausse de la consommation : ceux qui consomment déjà consommeront plus, ceux qui ne consomment pas vont essayer, et le crime organisé bénéficiera très largement d’une légalisation.

Sa conclusion en droit est d’autant plus marquante qu’effrayante. Selon lui, la légalisation est à qualifier très simplement d’aveu d’un Etat qui fait une reddition face au nombre trop élevé de consommateurs à gérer. Sous un argumentaire de santé publique, qui n’en est pas un. Les statistiques sont éloquentes, la légalisation du cannabis, si elle est à rapprocher de l’alcool et de ses ravages, ne peut en aucun cas favoriser la santé publique. De surcroît alors qu’au niveau physiologique, notre corps dispose d’une barrière naturelle, le foie. Avec le THC, cette barrière étant inexistante, le THC est forcément une substance qui, intrinsèquement, est plus nocive que l’alcool.

Notre orateur ne manque évidemment pas de souligner l’avis du Collège Médical, et de citer le courrier adressé par le Collège à Monsieur SCHNEIDER : « les effets négatifs connus d’une consommation régulière de cannabis sont, à court terme : trouble de la mémoire à court terme, trouble de la coordination motrice, altération du jugement, paranoïa et psychose. A long terme ou si usage exhaustif : addiction, dépendance, altération du développement cérébral, échec scolaire, réduction du QI, insatisfaction, symptômes de bronchite, augmentation du risque de psychose chez les personnes à prédisposition, risque de passer à des drogues plus dures. […] Le cannabis est donc une drogue psychoactive qui peut altérer le développement du cerveau. Les enfants et adolescents et jeunes adultes sont donc les plus à risques de développer des troubles de l’attention, de l’apprentissage et de la mémoire. ».

Maître RANZENBERGER s’est étendu également sur les expériences dans certains Etats. On retiendra deux exemples : Le Canada et la Suède. Depuis la libéralisation du cannabis au Canada, le nombre de consommateurs a augmenté de plus de 600.000 personnes. A l’inverse, la Suède a pris une approche totalement inverse en menant une politique répressive couplée avec une véritable politique de réinsertion et de prise en charge des consommateurs avec des résultats probants. 

Etant un avocat pénaliste, Maître RANZENBERGER a eu l’occasion de défendre de nombreux toxicomanes, et l’histoire est la même pour tous : aucun n’était passé directement aux drogues dures, ils étaient tous passés par le cannabis. En tant qu’amoureux et défenseur de la liberté, notre orateur ne peut cependant qualifier la libéralisation de nouvelle liberté. Pour lui, elle n’est qu’un mode d’asservissement supplémentaire.

JUSQU’OÙ DOIT ALLER LA LÉGALISATION ?

Maître HANSEN, dès le début de son argumentaire, ne peut manquer de rappeler que sa position n’est pas sans risque, et que de nombreux partisans de la libéralisation devrait garder en mémoire l’article 8-e de la loi de 1973, qui punit d’un emprisonnement de 1 à 5 ans et d’une amende de 2.500 à 1.250.000 € un certain nombre de comportements, et particulièrement ceux et celles qui auront fait une propagande ou publicité en faveur desdites substances ou qui auront par un moyen quelconque provoqué à l’une des infractions prévues par les articles de 7 à 10 alors même que cette provocation n’aurait pas été suivie de faits. Le procureur général adjoint du Grand-Duché de Luxembourg n’a cependant pas à ce jour engagé des poursuites contre notre orateur, fort heureusement !

Notre second orateur pose une question pragmatique, qui est celle de la base de toute interdiction. Interdit-on un comportement ou un objet du seul fait que la société le désapprouve ? La prohibition du cannabis a une longue histoire, l’auteur Martin BOOTH parlant notamment de l’histoire du cannabis dans le monde arabe : « In 1378, the Ottoman emir in Egypt Soudoun Sheikhouni, determined to stamp our hashish use, instigated martial law. Crops were burned to the ground : so were farms and villages. Farmers were imprisoned or executed and those found guilty of consuming hashish were said to have their teeth pulled. Five years on, it was as if nothing had happened. ».

Au Grand-Duché au contraire, la prohibition est un phénomène moderne. En Europe, le chanvre fut une plante tellement importante historiquement que les colons anglais l’ont imposée aux Américains comme cultivation puisque ses fibres étaient nécessaires comme matière première pour les cordes et les navires de la marine anglaise. Au Luxembourg, au XIXème siècle, on trouvait encore le chanvre en pharmacie. Et ce n’est qu’après la guerre, par transpositions des conventions internationales qu’est venue l’interdiction.

Il convient de rappeler que l’histoire de la répression des stupéfiants au Luxembourg ne vise jamais le chanvre. Une première loi du 28 avril 1922, transposant une convention internationale interdisant la fabrication, la vente, la consommation, ne visait principalement que l’opium. Il faut de surcroit souligner que ce n’est que sous la pression de l’application des conventions de l’union belgo-luxembourgeoise que cette loi fut votée en un temps record au début du siècle.

Notre orateur souligne également un autre passage révélateur de l’approche luxembourgeoise, purement servile au contexte international sans vraiment se poser de question, un article publié dans la Pasicrisie nationale de Lambert SCHAUS, qui dédie de nombreuses pages aux stupéfiants, mais ne manque pas d’affirmer que « bien que l’usage de stupéfiants soit heureusement peu répandu au Luxembourg, le législateur a néanmoins voulu prévenir la population contre l’implantation éventuelle de sévices. De plus, la réglementation concernant les stupéfiants se basant sur des conventions internationales, le Luxembourg a tenu à se joindre aux autres Etats civilisés pour réprimer internationalement ce terrible vice. ».

Faisant écho aux propos de la défense, l’avocat constate que les conventions internationales sont bien un obstacle pour la libéralisation du cannabis et il donne des détails sur la manière dont le Canada et l’Uruguay y ont répondu. Le précédent de la Bolivie peut également servir d’exemple, ce dernier Etat ayant en effet dénoncé la convention aux fins de légaliser la cultivation des feuilles de coca, avant de réintégrer la convention en émettant des réserves. Le carcan de ces conventions se fragilise avec l’inversion de la tendance internationale. Il n’y a pas que le Grand-Duché, le Canada et l’Uruguay qui envisage ou ont réalisé la libéralisation de l’usage du cannabis : la Nouvelle-Zélande, le Mexique, mais surtout les Etats-Unis (qui érigent par ailleurs la solution du droit constitutionnel comme réponse à la légalisation par bon nombre des Etats-Fédérés).

Le cannabis médicinal, d’ores et déjà autorisé par une loi de 2018, a lui reçu un avis favorable du conseil médical (même si pour le moment « la morphine est plus facile à prescrire »). Le problème du cannabis est donc son usage récréatif, et ce alors que le cannabis a une présence massive sur le marché, en étant la substance illégale la plus consommée en Europe et créant des problèmes graves pour la santé des consommateurs (THC qui augmente sans cesse, cultivation sauvage, …). La libéralisation permettrait d’atténuer ce risque, et de développer un marché de la prévention de son abus.

Maître HANSEN aborde par la suite un certain nombre de problématiques abordées par Me RANZENBERGER qui doivent être règlementées par des instruments de droit de la santé notamment concernant le taux de THC. Le régime fiscal du cannabis, l’abrogation d’infractions qui ne sont pas appliquées (avec un risque important de dérive), ou encore la mise en place d’un marché réglementé ont été discutés.

Au-delà des arguments que tout un chacun à aujourd’hui entendu mille fois, notre orateur rappelle un point très important. La prohibition qui existe contre l’usage du cannabis est un échec. Son usage n’en est pas ralenti, un pourcentage trop élevé de personnes font de cet usage un évènement régulier. Face à cet échec, et sous l’égide de l’Etat et des techniques modernes, une nouvelle réglementation, qui doit-on se le rappeler ne veut pas dire le néant légal auquel de nombreux détracteurs souhaiteraient associer la libéralisation, est aujourd’hui envisageable, et doit être la solution privilégiée par le gouvernement. Libéraliser n’est pas oublier, et avec de nouvelles possibilités viendront aussi rapidement se greffer les moyens technologiques et modernes de contrôle, au service de la santé publique.