Directive « lanceurs d’alerte » : quels impacts en droit du travail ?

Etude CASTEGNARO-Ius Laboris Luxembourg
15 janvier 2020 par
vanessa Icardi Serrami

Les salariés sont souvent rapidement informés des menaces ou des atteintes à l’intérêt public qui surviennent ou pourraient survenir au sein de l’organisation qui les emploie.

En signalant des violations du droit qui portent atteinte à l’intérêt public, les salariés agissent en tant que « lanceurs d’alerte » et jouent ainsi un rôle clé dans la révélation et la prévention de ces violations et dans la préservation du bien-être de la société. Toutefois, les « potentiels » lanceurs d’alerte (quel que soit leur statut) sont bien souvent dissuadés de signaler leurs soupçons, par crainte de représailles.

Dans ce contexte, il apparaissait indispensable de « renforcer l’application du droit et des politiques de l’Union dans des domaines spécifiques en établissant des normes minimales communes assurant un niveau élevé de protection des personnes signalant des infractions 1 », mettant ainsi fin à une protection des lanceurs d’alerte fragmentée entre les Etats membres de l’Union Européenne et inégale d’un domaine d’action à l’autre.

La Directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union (ci-après, la « Directive ») a ainsi été publiée au Journal Officiel de l’Union Européenne (JOUE) le 26 novembre 2019. 

La Directive devra être transposée par les Etats membres dans leur législation interne au plus tard le 17 décembre 2021. 

Quelles sont les principales dispositions introduites par la Directive, l’état actuel du droit du travail luxembourgeois en matière de lanceurs d’alerte, ainsi que l’impact de la Directive sur celui-ci ?

1. Principales dispositions introduites par la Directive  

Champ d’application matériel : la Directive prévoit une protection des personnes dénonçant les infractions au droit de l’Union européenne.

Il s’agit notamment des infractions qui concernent la passation de marchés publics, les services, produits et marchés financiers, le blanchiment d’argent, la protection de la vie privée et des données à caractère personnel, la protection de l’environnement, etc. La Directive prévoit que les Etats membres pourront étendre la protection en droit national à des domaines ou actes non couverts par la Directive. 

Champ d’application personnel : la Directive s’applique aux « auteurs de signalement 2  » (plus communément appelés « lanceurs d’alerte ») qui travaillent dans le secteur privé ou public et qui ont obtenu des informations sur des infractions dans un contexte professionnel3 , à savoir notamment  : 

- les personnes ayant le statut de travailleurs, y compris les fonctionnaires ;

- les indépendants ;

- les actionnaires et les membres de l’organe de direction ou de surveillance d’une entreprise, y compris les membres non exécutifs, ainsi que les bénévoles et les stagiaires rémunérés ou non rémunérés ;

- toute personne travaillant sous la supervision et la direction de contractants, de sous-traitants et de fournisseurs ;

- les anciens salariés, ainsi que les candidats dans les cas où des informations concernant une infraction ont été obtenues lors du processus de recrutement ou des négociations précontractuelles.

En outre, les mesures de protection prévues par la Directive s’appliquent également aux facilitateurs4 , aux tiers qui sont en lien avec les « auteurs de signalement » et qui risquent de faire l’objet de représailles dans un contexte professionnel (des collègues ou des proches des auteurs de signalement), et aux entités juridiques appartenant aux auteurs de signalement ou pour lesquelles ils travaillent ou avec lesquelles ils sont en lien dans un contexte professionnel.

Conditions de protection du lanceur d’alerte : la Directive subordonne la protection du lanceur d’alerte aux conditions suivantes :

- le lanceur d’alerte doit avoir des motifs raisonnables de croire que les informations communiquées sur les violations étaient véridiques au moment du signalement ;

- ces informations doivent entrer dans le champ d’application de la Directive, et ;

- le lanceur d’alerte doit avoir effectué un signalement soit par les canaux internes, soit par les canaux externes mis en place par les Etats membres ou avoir fait une divulgation publique.

Procédures de signalement : les entreprises du secteur privé comptant au moins 50 salariés doivent mettre en place des canaux et des procédures pour le signalement interne et le suivi des signalements, après consultation des partenaires sociaux et en accord avec ceux-ci, lorsque le droit national le prévoit. Toutefois, le seuil de 50 salariés ne s’applique pas aux entreprises exerçant leurs activités dans le domaine des services financiers ou vulnérables au blanchiment de capitaux ou au financement du terrorisme. 

La Directive prévoit que les entreprises occupant de 50 à 249 salariés devront mettre en place ces procédures internes au plus tard le 17 décembre 2023 (les entreprises de plus de 249 salariés auront cette obligation pour le 17 décembre 2021).

Les procédures de signalement interne et de suivi doivent notamment comprendre les éléments suivants :

- des canaux pour la réception des signalements qui doivent être conçus, établis et gérés de manière sécurisée, permettant de garantir la confidentialité de l’identité de l’auteur de signalement et de tout tiers mentionné dans le signalement ;

- un accusé de réception du signalement adressé à l’auteur de signalement dans un délai de 7 jours à compter de cette réception ;

- la désignation d’une personne ou d’un service compétent pour assurer le suivi des signalements ;

- un suivi diligent par la personne ou le service désigné ci-avant ;

- un délai raisonnable pour fournir un retour d’informations (n’excédant pas trois mois à compter de l’accusé de réception du signalement).

Les signalements internes peuvent être effectués, par écrit ou par oral, ou les deux. Par ailleurs, la Directive prévoit la possibilité d’effectuer des signalements oralement par téléphone ou via d’autre systèmes de messagerie vocale et, sur demande de l’auteur de signalement, par le biais d’une rencontre en personne dans un délai raisonnable.

En outre, les Etats membres devront veiller à ce que l’autorité compétente qu’ils désigneront pour recevoir les signalements établisse des canaux de signalement externes indépendants et autonomes.

La Directive n’oblige pas les lanceurs d’alerte à procéder au préalable à un signalement interne avant de pouvoir se tourner vers une autorité publique compétente ou, le cas échéant, les médias. Toutefois, les Etats membres doivent encourager le recours aux voix internes avant tout signalement externe. 

Protection contre les représailles : la Directive interdit explicitement les représailles contre les lanceurs d’alerte, y compris les menaces et tentatives de représailles, directes ou indirectes (p.ex. : suspension, mise à pied, licenciement, rétrogradation, refus de promotion, modification des fonctions, du lieu de travail ou du salaire, etc.).

En outre, les Etats membres devront veiller à ce que les lanceurs d’alerte bénéficient de mesures de soutien. (p.ex : accès à des informations et conseils complets, indépendants et gratuits, sur les procédures et les recours disponibles en matière de protection contre les représailles, accès à une assistance juridique dans le cadre des procédures pénales et civiles transfrontières conformément au droit de l’UE, etc.).

Les Etats membres doivent également prendre les mesures nécessaires pour garantir que les « lanceurs d’alerte » soient effectivement protégés contre les représailles. Les mesures concernent notamment le fait que le lanceur d’alerte n’encourt aucune responsabilité en ce qui concerne l’obtention des informations qui sont signalées ou divulguées publiquement, ou l’accès à ces informations.

Devoir de confidentialité et traitement des données à caractère personnel : l’identité du lanceur d’alerte ne pourra en principe pas être divulguée sans son consentement exprès. 

Tout traitement de données à caractère personnel effectué en vertu de la Directive et comprenant notamment l’échange ou la transmission des signalements par les autorités compétentes, doit notamment être réalisé conformément aux exigences du Règlement Général sur la Protection des Données. Les données à caractères personnel qui ne sont manifestement pas pertinentes pour le traitement d’un signalement spécifique ne sont pas collectées ou, si elles le sont accidentellement, sont effacées sans retard injustifié.

2. Protection actuelle des lanceurs d’alerte et impact de la Directive en droit du travail luxembourgeois

Au Luxembourg, les « lanceurs d’alerte » sont actuellement protégés en vertu de la loi du 13 février 20115 . Cette loi, qui protège les salariés et les fonctionnaires, a fait suite au rapport du groupe de travail de l’OCDE du 20 mars 2008 recommandant au Luxembourg « d’adopter dans les plus brefs délais des mesures de protection contre les donneurs d’alerte ». 

La loi de 2011 a introduit deux articles dans le Code du travail afin d’encadrer la protection du salarié lanceur d’alerte.

Ainsi, conformément aux dispositions légales en vigueur6 , un salarié ne peut faire l’objet de représailles :

- en raison de ses protestations ou refus opposés à un fait qu’il considère, de bonne foi, comme étant constitutif de prise illégale d’intérêts, de corruption ou de trafic d’influence, que ce fait soit l’œuvre i) de son employeur ou tout autre supérieur hiérarchique, ii) de collègues ou, iii) de personnes extérieures en relation avec l’employeur ;

- pour avoir signalé des faits de corruption, de trafic d’influence ou de prise illégale d’intérêts à son supérieur hiérarchique ou aux autorités compétentes ou pour avoir témoigné à ce sujet.

Toute stipulation contractuelle ou tout acte contraire et notamment toute résiliation du contrat de travail en violation de ces dispositions, est nul de plein droit. Aussi, en cas de résiliation du contrat de travail, le salarié lanceur d’alerte pourra faire valoir ses droits et demander dans les 15 jours la nullité de son licenciement auprès du Président de la juridiction du travail compétente, qui statuera d’urgence. Un recours classique en licenciement abusif est également ouvert au salarié lanceur d’alerte qui n’a pas exercé le recours en nullité exposé ci-avant.

Ainsi, la Directive va plus loin que les dispositions légales actuelles. Trois points essentiels sont à relever :

- la législation actuelle protège uniquement les salariés et les fonctionnaires, il sera alors nécessaire pour le législateur d’étendre le champ d’application personnel des personnes protégées ;

- la législation actuelle ne concerne que le signalement d’infractions liées à la corruption, au trafic d’influence et à la prise illégale d’intérêts, il sera alors nécessaire d’étendre le champ d’application matériel ;

- la législation actuelle n'oblige pas les entreprises à mettre en place de procédure de signalement interne, la nouvelle législation devra alors introduire ces obligations en droit interne.

Finalement, il nous semble important de relever que malgré un champ d’application matériel assez large, la Directive ne prévoit pas une protection particulière des personnes qui dénonceraient des violations en matière de droit du travail. 

A noter cependant, qu’à l’occasion d’une question parlementaire  qui lui a été posée le 10 octobre 2019, le Gouvernement luxembourgeois a annoncé qu’il comptait étendre le champ d’application matériel de la Directive à « l’ensemble du droit national », ce qui laisse supposer que les salariés lanceurs d’alerte seront également protégés en cas de dénonciation de violations en droit du travail.

Me Lorraine Chéry, Avocat à la Cour, Counsel et Eloïse Hullar, Juriste, au sein de l’Etude CASTEGNARO-Ius Laboris Luxembourg


1 Article premier de la Directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union.

2 L’article 5 de la Directive définit l’auteur de signalement comme suit : « une personne physique qui signale ou divulgue publiquement des informations sur des violations qu’elle a obtenues dans le cadre de ses activités professionnelles ».

3 L’article 5 de la Directive définit le contexte professionnel comme suit : « les activités professionnelles passées ou présentes dans le secteur public ou privé par lesquelles, indépendamment de la nature de ces activités, des personnes obtiennent des informations sur des violations et dans le cadre desquelles ces personnes pourraient faire l’objet de représailles si elles signalaient de telles informations ».

4 L’article 5 de la Directive définit le facilitateur comme suit : « une personne physique qui aide un auteur de signalement au cours du processus de signalement dans un contexte professionnel et dont l’aide devrait être confidentielle ».

5 Loi du 13 février 2011 renforçant les moyens de lutte contre la corruption et portant modification 1) du Code du Travail ; 2) de la loi modifiée du 16 avril 1979 fixant le statut général des fonctionnaires de l'Etat ; 3) de la loi modifiée du 24 décembre 1985 fixant le statut général des fonctionnaires communaux ; 4) du Code d'instruction criminelle et ; 5) du Code pénal, publiée au Mémorial A n°32 du 18 février 2011.

6 Articles L. 271-1 et L.271-2 du Code du travail.

7 Question parlementaire n°1314 du 10 octobre 2019 et réponse de la Ministre de la Justice du 18 novembre 2019.