Décision d’inaptitude et absence de démarches de l’employeur : faute grave ?

Source : Agefi
23 février 2022 par
vanessa Icardi Serrami

Salarié capable de reprendre le travail selon le médecin-conseil du Contrôle Médical de la Sécurité Sociale (CMSS)… mais inapte à son poste de travail selon le médecin du travail : quel comportement l’employeur doit-il adopter ?

En d’autres termes, l’employeur peut-il se prévaloir de l’avis du médecin-conseil du CMSS pour faire valoir qu’il n’avait aucune obligation de réaffecter un salarié, et démontrer ainsi qu’il n’a commis aucune faute grave ?

Un arrêt de la Cour d’appel du 11 juin 2020 1 ainsi qu’un arrêt de la Cour de cassation du 14 octobre 2021 2 viennent apporter des précisions à cet égard.

1. Rappel succinct sur les notions d’avis d’aptitude/inaptitude et d’avis de capacité/incapacité

Que ce soit dans le cadre de l’embauche d’un salarié 3 ou dans le cadre de l’exécution du contrat de travail, l’employeur doit s’assurer que le salarié soit apte à occuper son poste de travail, et ce dernier ne peut continuer à l’employer à un poste pour lequel il a été déclaré inapte par le médecin du travail 4 .

A cette fin, l’employeur doit se rapprocher du médecin du travail, qui a pour mission de vérifier l’aptitude du salarié à occuper son poste de travail (c’est à dire de manière générale, indépendamment d’un éventuel état passager de maladie) 5 .

Cette tâche du médecin du travail lui est propre et elle ne doit pas être confondue avec celle du médecin-conseil du CMSS qui consiste à vérifier si le salarié est capable ou incapable de reprendre son activité professionnelle 6 .

A la différence des décisions du médecin du travail 7 , les décisions du médecin-conseil du CMSS ne s’adressent pas directement à l’employeur. Selon le Code de la sécurité sociale, la décision du médecin-conseil du CMSS sur la capacité ou l’incapacité de travail du salarié « s’impose aux institutions concernées », telles que la CNS 8 . En revanche, s’impose à l’employeur la décision de la CNS qui porte sur la cessation de la prise en charge de la rémunération du salarié, qui est elle-même basée sur l’avis de capacité rendu par le médecin-conseil du CMSS.

Ces deux avis, c’est-à-dire l’avis d’aptitude/d’inaptitude du médecin du travail et l’avis de capacité/d’incapacité du médecin-conseil du CMSS portent donc sur deux analyses différentes. C’est là d’ailleurs que réside la principale difficulté et impasse rencontrée par les employeurs en pratique.

En effet, quel comportement l’employeur doit-il adopter s’il reçoit, d’une part, un avis du médecin-conseil du CMSS déclarant un salarié capable de reprendre le travail, puis, d’autre part, une décision d’inaptitude de la part du médecin du travail déclenchant une obligation de réaffectation dans son chef ?

De fait, rappelons-le, en cas d’inaptitude constatée, l’employeur a l’obligation de réaffecter le salarié, dans la mesure du possible, à un autre poste de travail 9 et ce n’est qu’à défaut de poste adapté disponible 10 , qu’un licenciement pourrait le cas échéant être envisagé, pour inaptitude au travail. Mais ceci peut-il lui être reproché par le salarié ? Ceci peut-il constituer une faute grave dans son chef ? Ou ce dernier peut-il se retrancher derrière l’avis de capacité du médecin-conseil du CMSS ?

2. Faute grave de l’employeur pour défaut de réaffectation d’un salarié suite à un avis d’inaptitude ?

Dans l’affaire commentée, une salariée, occupée en qualité d’employée logistique, et en incapacité de travail depuis juillet 2015, avait été informée, le 15 décembre 2015, par la Caisse Nationale de Santé (CNS), que, suite à l’avis du médecin-conseil du CMSS, les certificats d’incapacité de travail établis au cours des semaines qui suivraient ne seraient plus opposables à l’organisme de sécurité sociale, dans la mesure où cette dernière avait été trouvée capable de reprendre le travail à compter du 4 janvier 2016.

L’employeur a, le 11 janvier 2016, conformément à la loi 11 , averti le médecin du travail de la reprise de travail imminente de la salariée, après une incapacité de travail ininterrompue de plus de 6 semaines.

Suite au contrôle médical, le médecin du travail a déclaré, le 14 janvier 2016, la salariée inapte à occuper son dernier poste de travail avec effet à la même date.

Ainsi, l’employeur se trouvait confronté à un courrier de la CNS indiquant que la salariée était capable de reprendre son poste, ainsi qu’à un courrier du médecin du travail, l’informant de son côté que la salariée était inapte à reprendre son poste.

Par le biais de différents courriers reçus entre les mois de janvier 2016 et décembre 2016, la CNS a continué à informer l’employeur de son refus de prendre en charge les incapacités de travail de la salariée sur la période précitée 12 , au motif que cette dernière était capable de reprendre le travail.

Par conséquent, depuis janvier 2016, la salariée n’avait perçu aucune indemnité pécuniaire de la part de la CNS, aucune rémunération de la part de son employeur, et aucune mesure n’avait été prise de la part de ce dernier pour tenter de l’affecter à un nouveau poste de travail, comme le prévoit l’article L. 326-9 (4) du Code du travail, en cas d’inaptitude.

Au vu de ce qui précède, la salariée a, respectivement en mai, juin et août 2016, adressé des courriers à son employeur afin de lui demander de l’affecter à un nouveau poste de travail, suite à l’avis d’inaptitude du médecin du travail, sinon à défaut de pouvoir le faire, de procéder à son licenciement avec préavis.

L’employeur n’a pas fait suite aux courriers de la salariée. Ce dernier a, toutefois, en novembre 2016, pris contact avec la CNS afin de l’informer que les parties se trouvaient dans une impasse, et que, selon lui les conditions pour saisir la Commission Mixte de Reclassement professionnel (CMR) étaient réunies 13 , de sorte qu’il aurait appartenu au médecin du travail de saisir cette dernière, raison notamment pour laquelle ce dernier ne procédait pas au licenciement de la salariée.

Face à l’absence de démarches de l’employeur suite aux demandes de la salariée consistant notamment à être réaffectée, sinon à défaut, à être licenciée pour inaptitude, et eu égard au fait qu’elle ne percevait plus d’indemnités pécuniaires de la part de la CNS, ni aucune rémunération de la part de son employeur, cette dernière a, le 15 février 2017, résilié avec effet immédiat son contrat de travail.

La salariée a ensuite saisi la juridiction du travail, afin de voir constater la faute grave de son employeur et partant, requalifier sa démission avec effet immédiat en licenciement abusif.

La Cour d’appel a, à l’instar du Tribunal du travail, retenu que le fait de ne pas tenter de réaffecter la salariée suite à une décision d’inaptitude émise par le médecin du travail, sinon de ne pas la licencier pour inaptitude, constitue une faute grave dans le chef de l’employeur, aux motifs que :

- l’employeur a violé le principe d’exécution de bonne foi des contrats en ne se manifestant pas, respectivement, en ne répondant pas aux demandes de la salariée, faisant ainsi preuve d’une « attitude récalcitrante » (« [l’]attitude récalcitrante [de l’employeur] consistant à ne pas se manifester et à ne pas répondre aux demandes de la salariée, laissant celle-ci dans l'incertitude la plus totale quant à sa situation, viole le principe d’exécution de bonne foi des contrats. ») ;

- l’employeur aurait dû, à défaut d’être informé par le médecin du travail de la saisine de la Commission Mixte de Reclassement (CMR), s’enquérir auprès du médecin du travail des suites réservées à la décision d’inaptitude préalablement rendue par ce dernier (« Si l’employeur avait vraiment été convaincu que les conditions de l’article L.326-9 (5) étaient remplies et qu’il appartenait partant au médecin du travail de saisir la CMR, il lui aurait incombé, à défaut d’être informé par le médecin du travail de la saisine du CMR conformément audit article, de s’enquérir auprès de ce dernier de la suite donnée à sa décision du 14 janvier 2016. ») ;

- en ne réaffectant pas la salariée à un poste compatible à son état de santé, sinon en n’incitant pas le médecin du travail à saisir la CMR en lui démontrant que les conditions légales pour ce faire étaient remplies, sinon en ne licenciant pas la salariée pour inaptitude, « l’employeur a fait preuve d’une négligence fautive » (« En n’entreprenant aucune démarche soit pour proposer à la salariée un emploi compatible à son état de santé, soit pour inciter le médecin du travail à saisir la CMR en lui prouvant que les conditions de l’article L. 326-9 (5) du Code du travail étaient remplies soit en licenciant la salariée pour inaptitude, l’employeur a fait preuve d’une négligence fautive. »).

La démission de la salariée était donc à considérer comme un licenciement abusif.

L’employeur a, par la suite, introduit un pourvoi en cassation à l’encontre de l’arrêt rendu par la Cour d’appel, car selon lui, la Cour aurait dû retenir que les décisions de la CNS relatives à la capacité de travail de la salariée s’imposant à l’entreprise, il n’avait pas l’obligation de tenter de la réaffecter.

La Cour de cassation a rejeté le pourvoi de l’employeur aux motifs que :

- « les juges d’appel n’avaient pas à se prononcer sur l’avis du médecin-conseil du Contrôle médical de la sécurité sociale relatif à la capacité de travail de la salariée » ;

- les juges d’appel ont, eu raison de se limiter à apprécier si « l’employeur, dont la salariée a été déclarée inapte par le médecin du travail à occuper son dernier poste, a commis une faute grave dans l’exécution du contrat de travail eu égard à l’obligation qui lui incombait d’affecter la salariée, dans la mesure du possible, à un autre poste de travail ».

En conclusion, il peut paraître surprenant que la Cour d’appel ait considéré comme une faute grave de l’employeur, par défaut de bonne foi dans l’application du contrat de travail, le fait (i) de ne pas avoir incité le médecin du travail à saisir la CMR en lui prouvant que les conditions légales étaient remplies et (ii) de n’avoir entrepris aucune démarche pour licencier la salariée à défaut de réaffectation possible, alors que le Code du travail ne prévoit pas de telles obligations pour l’entreprise.

Il n’en reste pas moins qu’en cas d’inaptitude constatée par le médecin du travail, il convient de retenir que l’employeur doit a minima tenter de réaffecter le salarié déclaré inapte (et ce, même si le médecin-conseil du CMSS retient pour sa part que le salarié est capable de reprendre son poste), afin de ne pas se voir reprocher une faute grave.

Ariane Claverie, Avocat à la Cour, Partner et Alyssia Méchalikh, Avocat à la Cour, Associate, au sein du Cabinet CASTEGNARO- Ius Laboris Luxembourg



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1 Cour d’appel, 11 juin 2020, n° CAL-2018-00348 du rôle.

2 Cour de cassation, 14 octobre 2021, n° CAS-2020-00127 du registre.

3 Article L. 326-1 du Code du travail.

4 Article L. 326-9 (3) du Code du travail.

5 Article L. 326-9 du Code du travail.

6 Articles 191 et 213 des statuts de la Caisse Nationale de Santé (et article 418 du Code de la sécurité sociale).

7 Le médecin du travail prend position sur l’aptitude du salarié au travail (article L. 326-9 du Code du travail). Ses décisions s’adressent directement au salarié comme à son employeur, à qui est ouverte une voie de recours (article L. 327-1 du Code du travail). Une fois les délais ou la voie de recours épuisés, la décision du médecin du travail s’impose définitivement et directement à l’employeur.

8 Article 419 alinéa 5 du Code de la sécurité sociale.

9 Article L. 326-9 (4) du Code du travail.

10 A titre de rappel, cette obligation de réaffectation qui incombe à l’employeur est de moyen, voir notamment en ce sens Cour d’appel, 27 janvier 2011, n°35958 du rôle et Cour d’appel, 22 mars 2018, n°44799 du rôle (« Si l’employeur doit, en présence de la décision du médecin du travail, faire tout son possible, soit un effort loyal et honnête pour réaffecter le salarié, ce dernier, dès lors qu’il n’a pas attaqué la décision du service de santé au travail le rendant apte au travail sous certaines conditions, doit en faire de même, partant accepter d’emblée les propositions faites par l’employeur, sinon du moins les essayer pour ensuite prendre sa décision »).

11 Article L. 326-6 du Code du travail.

12 En l’espèce, la salariée avait formé opposition contre les décisions de la CNS, toutefois, celles-ci avaient été refusées (l’employeur avait été informé des recours introduits par la salariée et du refus de la CNS d’y faire droit).

13 L’article L. 326-9 (5) du Code du travail applicable au moment des faits (c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la loi du 24 juillet 2020), prévoyait que si l’employeur occupait au moins 25 salariés, que le salarié était occupé depuis au moins 10 ans, et qu’il occupait un poste à risque, le médecin du travail devait saisir la CMR.