Contentieux électoral, que dit le juge ?

Source : Agefi février 2024
4 mars 2024 par
Legitech, LexNow

Les prochaines élections sociales se tiendront le mardi 12 mars 2024. Pour rappel, tous les cinq ans, toute entreprise sur le territoire luxembourgeois doit organiser l’élection des délégués du personnel si elle a occupé au moins 15 salariés liés par contrat de travail pendant les douze mois précédant le premier jour du mois de l’affichage annonçant les élections (à savoir pour la période allant du 1er février 2023 au 31 janvier 2024).


Le déroulement des élections peut être source de contentieux. Si peu de décisions ont été rendues en la matière, certaines décisions récentes ont cependant retenu notre attention.


1. Candidature déposée par un salarié en préavis de licenciement au poste de délégué du personnel

Le 12 mars 2019, les élections pour la désignation des délégués du personnel d’une association sans but lucratif (ASBL) ont été organisées.


Peu de temps avant l’organisation des élections, un salarié a été licencié avec un préavis de quatre mois, qui a commencé à courir le 15 février 2019 et pendant lequel il a été dispensé de toute prestation de travail.


Par courrier du 18 mars 2019, le salarié introduisit auprès du directeur de l’Inspection du Travail et des Mines (ITM) une contestation relative à la régularité des opérations électorales.


Il convient de préciser que les salariés en cours de préavis, que ce préavis soit assorti d’une dispense de travail ou non, sont éligibles s'ils remplissent les conditions de l'électorat passif.


Par décision du 23 mai 2019, le directeur de l’ITM déclara la contestation du salarié non fondée dans la mesure où :


- il est de la responsabilité du candidat de s’assurer que sa candidature a été convenablement enregistrée auprès de son employeur ;

- le délégué du personnel n’a pas l’obligation d’envoyer une liste des candidats avant les élections, et ;

- il n’existe pas de droit de contestation de la liste des candidats avant les élections.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 12 juin 2019, le salarié a introduit un recours tendant à la réformation de la décision du directeur de l’ITM et visant à voir ordonner l’organisation d’une nouvelle élection des délégués du personnel au sein de l’ASBL.


Dans une décision rendue par le tribunal administratif en date du 2 juin 2021, numéro 43108, le tribunal administratif s’est déclaré incompétent pour connaître de la demande du salarié tendant à « ordonner l’organisation d’une nouvelle élection des délégués du personnel ».


Selon le tribunal, « la demande tendant à se voir « ordonner l’organisation d’une nouvelle élection des délégués du personnel au sein de [l’ASBL] » ne relève pas de la compétence du tribunal de céans étant donné que même dans le cadre d’un recours en réformation, le juge administratif ne peut que remplacer une décision administrative viciée, dans les limites de l’objet du recours, par une décision nouvelle, conforme à la loi, mais il ne lui est pas, en l’absence d‘une disposition légale spécifique, possible de formuler des injonctions à l’encontre de l’administration ».


Aussi, le tribunal ne pouvait manifestement pas rendre de décision sur la demande du salarié tendant à « ordonner l’organisation d’une nouvelle élection des délégués du personnel » sauf à outrepasser ses pouvoirs.


Cependant, quand bien même le tribunal administratif aurait pu se prononcer sur cette demande, l’intérêt pour le salarié à agir et demander l’organisation de nouvelles élections aurait pu être contesté.


En effet, il convient de préciser que le fait qu’un salarié en cours de préavis soit élu membre de la délégation du personnel est sans incidence sur l'échéance de son contrat de travail à l’expiration du préavis.


Aussi, s’agissant de la demande du salarié tendant à la réformation de la décision du directeur de l’ITM, une réformation de la décision du directeur de l’ITM n’ayant aucun impact sur le salarié et ne pouvant lui procurer aucune satisfaction personnelle, le tribunal administratif a considéré que le salarié ne justifiait d’aucun intérêt à agir pour demander la réformation de la décision du directeur de l’ITM. Si l’intérêt à agir est à apprécier stricto sensu au moment du recours, le tribunal a analysé ledit intérêt au jour où il a statué et a vérifié que ce dernier existait toujours au jour du jugement sous peine de vider celui-ci de tout effet utile ainsi que de toute base d’appui concrète concernant les mesures qu’il devait arrêter.


2. Délégué libéré et égalité de suffrages, comment procéder ?

Dans les entreprises de 250 salariés et plus, le chef d’entreprise est tenu de libérer de tout travail et d’accorder une dispense permanente de service avec maintien du salaire ainsi que, le cas échéant, du droit à la promotion et à l’avancement à un ou plusieurs délégués du personnel en fonction de la taille de l’entreprise.


La désignation des délégués libérés est effectuée au scrutin secret de liste par les membres de la délégation selon les règles de la représentation proportionnelle.


Toutefois, lorsque l’effectif excède 1.000 salariés, les organisations syndicales qui jouissent de la représentativité nationale, représentées au sein de la délégation et liées à l’entreprise par convention collective de travail désignent chacune un des délégués libérés.


Cette fonction de délégué libéré peut amener, en pratique, des interrogations sur la personne qu’il convient de désigner comme délégué libéré en cas d’égalité de voix.


Tel fut le cas dans une entreprise dont la délégation du personnel était composée de dix délégués, dont 3 étaient issus du syndicat NGL-SNEP, 1 issu du syndicat OGB-L, et 6 issus du syndicat LCGB.


Suite à la démission de l’un des deux délégués libérés en place, il a été procédé à la désignation d’un nouveau délégué libéré lors d’une réunion de la délégation du personnel.


Deux candidats se sont présentés pour cette fonction. Il y a eu dix délégués votants et chaque candidat a obtenu cinq votes.


Comme le résultat comportait un quotient équivalent, la fonction de délégué libéré a été attribuée au délégué issu de la liste ayant obtenu le plus de suffrages lors de l’élection de la délégation du personnel, à savoir le délégué issu de la liste LCGB.


Le délégué du personnel n’ayant pas obtenu la fonction de délégué libéré a alors déposé un recours devant le tribunal du travail estimant qu’étant plus âgé que le délégué libéré fraichement désigné, ce dernier occuperait la fonction de manière illégale.


Il convient de constater que le Code de travail reste silencieux sur la manière de procéder en cas d’égalité de voix lors de la désignation du délégué libéré.


Par jugement rendu le 16 novembre 2023, n°2941/23, le tribunal du travail a fait droit aux arguments avancés par le requérant.


Selon le tribunal du travail, prenant appui sur un arrêt rendu par la Cour d’appel le 6 juillet 2000 dans une affaire similaire, « lorsque, lors du vote, il y a comme en l’espèce, égalité de quotient (10), le siège est à attribuer à la liste qui a obtenu le plus de suffrages lors de l’élection en question, c’est-à-dire lors du scrutin pour la désignation du ou des délégués libérés et non pas lors du scrutin antérieur pour la désignation des délégués du personnel.


Comme en l’espèce les deux listes ont chacune obtenu le même nombre de suffrage (10), il y a lieu de recourir au critère du candidat le plus âgé, un critère largement répandu en matière de délégation du personnel […] et de comité mixte d’entreprise […] afin de sortir la délégation de l’impasse dans laquelle elle se trouve actuellement et de lui permettre de fonctionner de manière efficace. »


Au vu de ce qui précède, le tribunal a décidé que la fonction de délégué libéré dans la délégation du personnel aurait dû être attribué au candidat le plus âgé et non pas à celui issu de la liste ayant obtenu le plus de suffrages lors du scrutin pour la désignation des délégués du personnel.


3. Etablissement d’une délégation du personnel au sein d’une Entité Economique et Sociale

A titre de rappel, l’employeur doit veiller à la mise en place d'une délégation du personnel, si l'entreprise « occupe pendant les douze mois précédant le premier jour du mois de l'affichage annonçant les élections, au moins quinze salariés liés par un contrat de travail ». Des élections doivent être organisées en dehors de cette période, « lorsque le personnel de l'entreprise atteint l'effectif minimum requis pour la mise en place d'une délégation du personnel ».


Si la situation paraît simple lorsqu’il s’agit d’une entreprise employant au moins 15 salariés, l’obligation d’organiser des élections sociales peut paraître plus complexe en cas de groupe de plusieurs sociétés faisant partie d’une Entité Economique et Sociale (EES) 1 .


Depuis les élections sociales de 2019, il est possible de faire désigner une délégation du personnel à un nouveau niveau qui est celui de l’EES.


Lorsque plusieurs entreprises constituent ensemble une EES, il peut être institué, à la demande d’au moins deux délégations de l’entité, une délégation au niveau de l’EES.


Il appartient aux délégations du personnel des différentes entreprises de faire la demande pour la mise en place d’une délégation au niveau de l’EES.


Les demandes qui doivent être formulées dans un délai de 3 mois après les élections des délégations du personnel, sont adressées aux employeurs respectifs des différentes entreprises concernées.


Qu’en est-il lorsque les différentes sociétés constituent ensemble une EES mais emploient un nombre de salariés inférieur au seuil légal à partir duquel l’employeur est tenu de mettre en place une délégation du personnel au niveau de l’entreprise ?


C’est notamment sur cette question que la Cour d’appel a eu à se positionner, dans une ordonnance rendue le 27 janvier 2022, numéro 19/22.


En l’espèce, il s’agissait d’un groupe de 7 sociétés dont aucune n’a jamais employé plus de 14 salariés.


Les 7 sociétés du groupe avaient le même actionnariat, une même gérante, le même siège social et des activités sinon identiques, du moins similaires. Les conditions de travail et de rémunération de leurs personnels respectifs étaient similaires.


Dans ces conditions, la Cour d’appel a retenu que ces sociétés formaient une EES.


Compte tenu du nombre d’entreprises et de salariés concernés, la Cour d’appel a considéré que le cas d’espèce relevait du champ d’application de l’article L. 411-3 (3) du Code du travail lequel dispose que: « Si au moins trois entreprises occupant chacune moins de quinze salariés constituent une entité économique et sociale et qu’elles occupent ensemble au moins quinze salariés, une demande pour établir une délégation au niveau de l’entité économique et sociale peut être introduite auprès de l’Inspection du travail et des mines par au moins quinze salariés ».


Selon la Cour d’appel, « cette règle est à interpréter en ce sens que l’employeur dont l’entité économique et sociale répond aux critères précités, n’est tenu de veiller à la mise en place d’une délégation « au niveau de l’entité économique et sociale » qu’en présence d’une « demande introduite auprès de l’Inspection du travail et des mines par au moins quinze salariés ». »


Cependant, en l’espèce, aucune demande n’avait été introduite en ce sens auprès de l’ITM.


Aussi, compte tenu de ces conditions, la Cour d’appel a retenu que les conditions d’application de l’article L. 411-3 du Code du travail n’étaient pas réunies de sorte que le groupe de sociétés n’avait pas à établir une délégation au niveau de l’EES.


Notons que l’article L. 411-3 (3) du Code du travail n’impose aucun délai endéans lequel les salariés peuvent introduire leur demande auprès de l’ITM pour établir une délégation du personnel au niveau de l’EES.


Par Lucas LEFEBVRE, Avocat à la Cour, Senior Associate - CASTEGNARO-Ius Laboris Luxembourg


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1 A titre de rappel, conformément à l’article L. 161-2 du Code du travail, on entend par entreprise constituant une EES un ensemble d’entités, même ayant des personnalités juridiques autonomes et/ou distinctes, et même en fonctionnant en régime de franchise, qui présentent un ou plusieurs éléments permettant de conclure qu’il ne s’agit pas d’unités indépendantes et/ou autonomes, mais révèlent une concentration des pouvoirs de direction et des activités identiques et complémentaires, respectivement une communauté de salariés liés par des intérêts identiques, semblables ou complémentaires, avec un statut social comparable.